Sayuri avait tout écouté. Les justifications d’Emi, douces mais intransigeantes. Les piques de Yû, pleines de vérité et de fierté blessée. L’ironie mordante de Manjiro, fidèle à lui-même jusque dans l’insolence. Elle ne répondit pas immédiatement. Elle observa. Elle ressentit l'intégralité des échanges à cette tablée.
Sa main, toujours posée sur la table, s’était figée. Et dans son regard, pourtant calme, on devinait une tempête qui grondait sous la surface. Pas une colère vive, mais un poids, celui de la mère, de la guerrière, de l’amoureuse, qui sait qu’elle ne pourra pas tout retenir, ni tout empêcher. Quand Emi vint lui prendre les mains, quand ses yeux plongèrent dans les siens avec cette intensité rare, Sayuri ne se déroba pas. Elle soutint ce regard. Elle écouta les caresses. Les mots. Les promesses. Mais elle ne sourit pas. Pas tout de suite. Elle se contenta d’un souffle long, profond, presque las.
« Tu joues toujours avec les mots comme avec une lame. Juste assez affûtés pour couper, jamais pour tuer. Tu dis que cette fois, ce n’est pas pour toi. Que tu fais ça pour nous… »
Elle s’approcha, lentement, et libéra l’une de ses mains pour la poser doucement contre la joue d’Emi, un geste d’une tendresse désarmante.
« Tu crois que je n’ai pas compris ? Ce n’est jamais pour toi, Emi. Tu fais ça parce que tu ne sais pas vivre autrement. »
« Peu importe ce que je peux dire maintenant, ta décision est déjà prise depuis ta discussion avec "Nowaki" sur l'île, pas vrai ? »
Puis elle relâcha sa main, se redressa, et se tourna vers Yû. Elle s’accroupit à sa hauteur, les mains posées sur ses genoux, le regard planté dans le sien avec une sincérité farouche.
« Ma fille... tu es ce qu’on a de plus précieux. Et tu ne peux pas comprendre encore ce que ça fait de risquer de perdre ça. Alors je t’en veux pas de vouloir venir. Je comprends. »
Elle marqua une pause, posant brièvement son front contre celui de Yû.
« Mais promets-moi une chose : si tu mets un pied dans cette folie, tu le fais en sachant ce que ça coûte. Et tu te bats pour vivre, pas pour prouver quoi que ce soit. »
Elle se releva enfin, droite comme une lame, son regard s’abaissant finalement vers Manjiro. Et cette fois, c’était une Sayuri très différente qui lui faisait face. Pas la mère. Pas la compagne. Pas même la médiatrice. Mais la guerrière.
« Je ne ralentis personne, Manjiro. Tu le sais aussi bien que moi. »
« Je viens. Pas pour te surveiller. Pas pour te protéger. Je viens parce que ce que tu t’apprêtes à faire est dangereux et imprévisible. Et parce que je suis fatiguée d’attendre à la maison que les morceaux me reviennent. »
Elle attrapa sa gourde posée près du bol, but une gorgée d’eau, puis, d’un geste souple, noua ses cheveux en un chignon serré.
« On part demain. À l’aube. J’aurai mes affaires prêtes. Et si tu traînes, je pars sans toi. »
Elle s’apprêta à quitter la pièce, mais se tourna une dernière fois vers Emi, et cette fois, enfin, un léger sourire vint apaiser ses traits.
« Tu ne changeras jamais. Et c’est peut-être ce que j'aime le plus chez toi. »