Kagero suivit l’homme jusque chez lui, à travers un dédale de ruelles étroites où la brume marine semblait s’attarder comme un voile pesant. La maison n’avait rien d’extraordinaire : des planches usées, des volets qui grinçaient au vent, une porte qui avait dû être rafistolée plus d’une fois. Rien de suspect, rien qui trahisse une quelconque anomalie.
À l’intérieur, la pénombre dominait. La femme de l’homme, assise près d’un futon, se leva d’un geste rapide lorsqu’ils entrèrent. Son regard se posa aussitôt sur Kagero, et ses traits se tendirent. Une crainte visible, presque animale, l’envahit. Elle serra son ventre arrondi de ses mains fines, comme si ce simple contact pouvait la protéger.
Kagero laissa ses yeux glisser sur la scène. Rien d’étrange, pas de traces d’énergie spirituelle résiduelle, pas de signe de manipulation subtile. Et pourtant… la Miwaku savait. Le don, discret mais implacable, lui soufflait que la peur de la femme n’était pas uniquement due à la présence d’une étrangère.
Un silence pesant s’installa, seulement brisé par le bruit étouffé des vagues contre les quais.
D’une voix douce, Kagero rompit enfin le mutisme :
« Je ne suis pas venue vous causer du tort. Votre mari m’a parlé de votre inquiétude. Je ne sens rien d’anormal ici… mais vos yeux, eux, disent autre chose. »
La femme détourna le regard, serrant plus fort encore son ventre. Ses lèvres tremblaient, mais aucun mot ne sortit.
Kagero fit un pas en avant, sans agressivité, comme une ombre qui se fondait dans l’air ambiant. Ses sens, aiguisés par l’expérience et par le fardeau des visions Miwaku, l’alertaient : la crainte de cette femme n’était pas vaine. Elle ne venait pas d’un danger extérieur, mais de quelque chose de plus intime, plus enfoui.
« Vous cachez quelque chose. Ce n’est pas votre enfant qui est en cause, n’est-ce pas ? »
Un frisson parcourut la femme, qui baissa brutalement les yeux. Le silence demeura lourd, seulement troublé par la respiration oppressée de la femme. Finalement, ce fut l’homme qui brisa l’attente, la voix basse mais ferme, comme s’il s’était préparé depuis longtemps à prononcer ces mots :
« Elle… elle n’est pas comme les autres. C’est une ancienne Kirijin… issue d’un clan qui n’existe plus. Elle n’a pas d’énergie, pas de force particulière. Elle ne fera de mal à personne. »
Kagero baissa les yeux, pensive, puis répondit dans un souffle, à peine audible :
« Ce n’est pas pour cela que je suis ici… »
Elle s’approcha lentement, posa sa main sur le ventre arrondi de la femme et ferma un instant les yeux. Son instinct de Miwaku, couplé à ses connaissances médicales, fit jaillir la vérité. L’énergie de la vie était là, fragile mais bien présente.
Elle se redressa et, d’une voix plus assurée, s’exclama :
« Votre bébé va bien. Mais vous devez prendre plus souvent le soleil. Et votre alimentation… elle est trop pauvre. Il faut renforcer vos repas, autrement vous affaiblirez ce petit être. »
La femme, jusque-là crispée, relâcha enfin un souffle tremblant. L’homme, quant à lui, soupira de soulagement, ses larges épaules se détendant enfin comme si un fardeau invisible venait de lui être arraché.
Deux heures plus tard, la maison baignait dans une atmosphère plus apaisée. La femme, adoucie par l’échange, avait fini par se montrer plus bavarde : elle avait raconté quelques bribes de son passé, ses inquiétudes, ses nuits sans sommeil. Mais maintenant, elle dormait paisiblement dans la petite chambre, protégée par le calme de la nuit.
Dans la cuisine, Kagero et l’homme étaient restés seuls. Le bois de la table portait encore les traces de repas anciens, et une lampe à huile diffusait une lumière vacillante. L’homme rompit le silence, sa voix grave résonnant comme une promesse :
« Vous pouvez passer la nuit ici. Demain, je vous confierai un bateau… solide, assez pour atteindre les îles que vous cherchez. »
Il marqua une pause, son regard se durcissant.
« Mais faites attention. Votre pouvoir médical… il est recherché par l’Empire. Et ce n’est pas seulement parce que le Chakra est interdit. Il y a des rumeurs de disparitions. Ceux qui disparaissent sont souvent des senseurs… ou des médecins. »
Les mots frappèrent Kagero comme une lame froide. Son esprit s’assombrit, et une pensée unique surgit aussitôt : sa fille. Était-ce pour cela qu’elle avait disparu ? Était-ce lié à ce pouvoir que tant redoutaient et convoitaient ? Elle serra les poings, ses yeux se voilant. Puis, d’une voix ferme mais empreinte de gratitude, elle répondit :
« Merci. Je n’oublierai pas. »
Elle se leva, remercia l’homme d’un signe de tête, et se dirigea vers la petite chambre où on lui avait préparé un couchage. À peine allongée, son regard se fixa sur le plafond usé. Les échos des paroles de l’homme tournaient dans sa tête. Et, au centre de tout cela, le visage de Kyoko. Kagero ferma les yeux.